Les sanctions encourues lors de la pratique du street art ont été définies par des lois datant des années 90 (de 1994 précisément).
Deux cas de figure sont envisagés par la loi, et regroupées sous la section Des destructions, dégradations et détériorations ne présentant pas de danger pour les personnes (Articles 322-1 à 322-4-1) dont les peines augmentent en fonction de la nature du bien détérioré ou si par exemple les graffeurs ont agi en groupe et à visage couvert (on imagine que dans le contexte de la pandémie, cette condition est difficile à faire valoir).
Le premier cas de figure concerne donc “la destruction, la dégradation ou la détérioration d'un bien appartenant à autrui”, sanctionné de 2 ans d’emprisonnement et 30.000€ d’amende (sauf en cas de dommage léger). Le second cas concerne “des inscriptions, des signes ou des dessins, [tracés] sans autorisation préalable, sur les façades, les véhicules, les voies publiques ou le mobilier urbain”, qui est lui puni de 3.750€ d’amendes et des travaux d’intérêt général (à nouveau, sauf en cas de dommage léger).
On comprend bien que dans l’une et l’autre de ces situations, que c’est l’appropriation par certains de propriété privée ou d’espace public qui est en jeu.. Cependant, il faut garder en tête que ces lois, datant des années 90 ont été produites à un moment où le tag (entendu comme une signature simple) proliférait, notamment sur les réseaux de transport, et dans des proportions qui rendaient délicate leur acceptation par le grand public. Lors de la rédaction de ces lois, le tag est alors un vrai problème, qui ne relève d’aucune démarche artistique, seulement d’une logique de territoire et de revendication d’un droit à l’existence dans le paysage social. Dans ce cadre-là, et en se replaçant dans le contexte de l’époque, la notion de dégradation ou de détérioration se comprend bien : personne ne souhaite voir un tag sur son mur ou son portail, encore moins l’en voir recouvert. On pourrait d’ailleurs se demander dans quelle catégorie de sanctions est placé un tag ; est-ce considéré aux yeux de la loi comme une dégradation ou bien une inscription ? Quel que soit la réponse, je serais curieux de savoir ce qui conduit à éliminer l’autre option.
Lorsque l’on parle toutefois de pièces plus élaborées, que nous regrouperons sous le terme de street art, peut-on encore parler de dégradation ? Le street art émane de toute évidence d’un artiste, possédant un corpus graphique et une réelle démarche artistique. Comme toute œuvre artistique, on peut aimer ou non une pièce de street art. La condamner au même titre que les lois anti-tags, cela reviendrait à mobiliser son jugement esthétique pour édicter des lois de vivre-ensemble. Imagine-t-on d’ailleurs condamner une pièce magnifique dont les riverains seraient unanimement ravis ? Je ne pense pas ! Prenons l’exemple récent de Banksy qui a peint un mur à Bristol intitulé “Atchoum !” : les riverains se sont empressés de le protéger, et ce dès le lendemain de son apparition. Si toutefois la cote et la popularité de l’artiste ont probablement plus joué que la beauté intrinsèque de l’œuvre, le même raisonnement peut s’appliquer à de nombreuses pièces de qualité. Le problème d’invoquer la qualité d’une œuvre pour parler de dégradation est donc que cela fait intervenir un jugement subjectif.
Partant du principe que chaque artiste trouvera un jour ou l’autre son public, pourquoi ne pas considérer que les dessins ne peuvent pas tomber sous le coup des dégradations de l’espace public ? Une difficulté supplémentaire apparaît pourtant lorsque l’on se penche sur la notion d’espace public, ou comme indiqué dans la loi, de ‘bien appartenant à autrui”. “Autrui”, pour tout un chacun, c’est à la fois tout le monde et personne. En tout cas, ce n’est pas nous. Vous admettrez que pour un street artiste, cela réduit donc beaucoup le champ des possibles. Les artistes interviennent des murs qui ne leur appartiennent pas, mais qui appartiennent à des copropriétaires, à la Ville, … Il n’est pas question de tomber dans le cliché de dire que “la rue est à tout le monde”, une expression qui à force d’être répétée a été vidée de son sens. Certes, chacun peut encore s’y déplacer à loisir, mais ce n’est pas pour autant qu’on peut y faire ce que l’on veut, comme si l’on était chez soi.
En revanche, cette expression pourrait être tournée de la façon suivante “la rue est un lieu d’échange et de partage, et à ce titre son accès à tous doit être garanti”. La liberté, le partage, deux valeurs à défendre. Nous possédons et n’avons tout pouvoir que sur ce qui se trouve à l’intérieur de ces murs, pas à l’extérieur. L’extérieur appartient à la rue et aux passants. Les murs ne sont que l’enveloppe extérieure de nos maisons, mais ils sont aussi un formidable support. En y proposant des œuvres, pourquoi pas engagées, les artistes provoquent des échanges, racontent des histoires, permettent aux gens de se rassembler, de la même façon que dans un musée.
Imaginons maintenant une assemblée de copropriétaires qui souhaiterait faire peindre une fresque sur son immeuble sur un thème choquant : ils ne pourraient pas, car toute Ville a mis en place des cahiers des charges sur ce qui peut ou non être fait, afin de conserver une harmonie dans les immeubles et dans ce qui est présenté aux yeux des passants. Entre l’interdiction totale de l’art dans la rue et la porte ouverte à tous les abus, il peut se trouver un juste milieu. Pour que la rue soit un lieu de culture accessible et rassembleur, il faut que la créativité des artistes soit libérée et non contrainte par la peur de la sanction.
À Bogota par exemple, à la suite d’un événement tragique (un jeune abattu par des policiers alors qu’il graffait sa signature), le street art a été reconnu comme une forme d’expression culturelle. Tous les murs de la capitale colombienne (à l’exception des bâtiments publics) peuvent donc être peints librement. À la crainte, possible et légitime, des pouvoirs publics de voir se renouveler l’expérience des tags des années 90, on opposera que le mouvement street art s’est depuis beaucoup “structuré”, à la fois dans son approche esthétique, mais aussi dans ses codes, où le respect a une place importante. Respect du travail des autres, mais également des institutions lorsque celles-ci ne se posent pas en opposition simplement par principe mais qu’elles aussi respectent ces jeunes et artistes dans leur pratique artistique.
La question de la légalisation du street art n’est évidemment pas simple, et l'idée est d'encadrer les pratiques, de favoriser l'expression libre des artistes plutôt que de les interdire purement simplement ou de les autoriser à intervenir n'importe comment. Mais doit-on nécessairement préférer des murs gris et ternes à des murs expressifs, vivants et vibrants de couleur au motif que cela peut ne pas plaire à tous ?
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