Arnaud Liard
- plumeartist
- 14 juin
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 16 juin
Rencontre avec l'artiste qui s'inspire des imperfections de son environnement pour créer des oeuvres abstraites ... mais pas que.

Peux-tu nous raconter comment tu as découvert l’art en général et ce qui t’a amené à la peinture ?
Je suis tombé dans l’art par curiosité, au départ. J’ai eu la chance d’avoir une grande sœur très connectée à ce qui se passait culturellement à l’époque, notamment au tout début du mouvement hip-hop en France. Elle était plongée dans ce mouvement naissant, et je me suis retrouvé, très jeune, exposé aux premiers tags, à la musique, la danse, à cette énergie urbaine qui débarquait dans les rues. Ça m’a tout de suite parlé, sans que je comprenne vraiment pourquoi.
Mon premier vrai contact avec une pratique artistique, ça a été la photo. Mon grand-père m’a offert un appareil : un vieux reflex. C’était un geste fort, qui m’a vraiment lancé. J’ai commencé à capturer ce qui m’entourait, surtout des choses abîmées, les détails de la ville. Mais rapidement, je me suis senti limité : l’argentique demandait une rigueur technique que je n’avais pas. Alors la peinture est devenue une évidence. Elle me permettait de garder l’image, mais de la transformer, de la modeler à ma façon.
C’est comme ça que j’ai basculé. La peinture m’a offert une liberté que je ne trouvais pas ailleurs. Et je crois que c’est toujours ce que je cherche aujourd’hui : pouvoir m’exprimer avec mes mains, sans filtre, en allant directement à l’essentiel.
Quel rôle a joué la photographie dans ton parcours ?
La photo, c’est mon point de départ. C’est par là que j’ai commencé à regarder le monde autrement. Quand j’ai eu mon premier appareil, j’ai tout de suite accroché à l’idée de capter des détails que les autres ne voyaient pas : un mur, une lumière, une texture. J’étais très attiré par les choses abîmées, les surfaces usées, les accidents visuels.
Mais à l’époque, avec l’argentique, il fallait être très carré, tout contrôler. Ce n’était pas mon truc. J’avais besoin d’une approche plus libre, plus directe. C’est là que la peinture a pris le relais. Elle m’a permis de reprendre ces images et de les faire miennes. Je pouvais jouer avec les formes, les couleurs, les gestes, sans avoir à respecter de cadre technique.
Aujourd’hui encore, je garde ce lien très fort avec la photo. Mes toiles réalistes viennent souvent de clichés que j’ai pris, parfois il y a dix ans. Mais au lieu de les reproduire, je les retravaille, je les déforme. La peinture me permet d’aller plus loin, de dire ce que l’image ne montre pas.

Tu alternes entre peinture réaliste et abstraite : comment définis-tu ces deux pratiques et que t’apportent-elles respectivement ?
C’est deux manières très différentes de travailler, mais j’ai besoin des deux. Le réalisme, c’est lié à mes voyages, à mes photos. Je pars souvent d’une image captée dans la rue, d’une lumière ou d’un cadrage, et je la transforme en toile. C’est précis, construit, presque graphique. Il y a un côté contemplatif à réaliser ces toiles.
L’abstraction, c’est tout l’inverse. Je pars de rien, juste du geste, de la matière, de ce que je ressens. Mais ce n’est pas un lâcher-prise total : c’est très composé, très réfléchi. Je cherche une tension entre le chaos apparent et l’équilibre intérieur. C’est une écriture personnelle, une énergie qui vient du corps.
Passer de l’un à l’autre me permet de ne pas m’enfermer. Le réalisme me reconnecte à l’extérieur, l’abstraction me ramène à moi et à une vision très personnelle de la rue et des constructions humaines. L’un nourrit l’autre.

Comment se traduit dans ta peinture l’influence du graffiti et du lettrage ?
Le graffiti, c’est ma porte d’entrée. J’ai grandi avec, j’en ai fait pendant des années, et ce que je retiens encore aujourd’hui, c’est le goût du style, de la lettre, du geste.. Ce que j’ai retenu du lettrage, ce n’est pas forcément les mots, mais le geste, l’énergie. À l’époque, on ne cherchait pas à "dire" quelque chose, on cherchait à s’amuser avec une bombe de peinture. La lettre devenait une forme, un rythme, une signature visuelle : il fallait avoir la lettre la plus funky, la plus stylée.
Peu à peu, j’ai déconstruit ce lettrage pour aller vers une abstraction plus personnelle. Aujourd’hui, je n’écris plus de mots lisibles dans mes toiles, mais le mouvement est toujours là. Mon travail abstrait vient directement de cette culture : les lignes, les couches, les superpositions, tout ça, c’est hérité du graffiti. J’ai simplement déconstruit la lettre jusqu’à ce qu’il n’en reste que la trace, l’élan.
Je pense que mon œil a été formé dans la rue. J’ai appris à composer vite, à occuper l’espace, à capter l’attention. Même quand je travaille sur toile, ce réflexe reste : je cherche l’impact, le rythme, la tension visuelle. Le graffiti, c’est comme une langue maternelle. On peut évoluer, changer de registre, mais on ne l’oublie jamais.
Parle-nous de "l'esthétique du chaos" qui traverse ton œuvre.
Ce que je cherche, c’est un chaos organisé. Ça peut paraître paradoxal, mais j’essaie de composer quelque chose qui semble instinctif, spontané, tout en étant très pensé. Je m’inspire beaucoup des murs abîmés, des trottoirs fissurés, des accumulations de matière dans la ville. Je passe beaucoup de temps à chercher le bon déséquilibre, celui qui va créer une tension visuelle, une vibration. C’est un jeu entre maîtrise et lâcher-prise.
Je suis attiré par ce qui déborde, ce qui dépasse les cadres. Le chaos, pour moi, ce n’est pas la destruction pour moi, c’est la vie brute, sans filtre. Dans la ville, je vois ça partout : des couches de peinture, des fissures, des tags effacés, recouverts, des textures qui s’accumulent. Ce désordre-là, je le trouve beau. Il y a quelque chose de très humain là-dedans : le désordre causé par le temps, les usages, l’usure. Et ce que je cherche à faire, c’est traduire ça en peinture, en gardant cette densité, cette vie. Le chaos n’est pas destruction chez moi, c’est plutôt une façon de montrer ce que le monde fabrique naturellement, sans qu’on s’en rende compte.

Quel rôle joue l’expérimentation dans ton travail ?
L’expérimentation est au cœur de tout ce que je fais. Je n’ai jamais eu une approche académique : j’apprends en faisant, en me trompant, en recommençant. C’est comme ça que je progresse. Même aujourd’hui, je continue à tester de nouvelles choses : des résines, des textures, des outils, des supports. Je m’autorise à ne pas tout maîtriser tout de suite. Par exemple, j’ai essayé des résines UV, ou des jeux de lumière avec des textures granuleuses.
Ce n’est pas toujours concluant, mais chaque essai m’ouvre une porte. Il n’y a pas de hiérarchie dans les techniques pour moi, juste des possibilités à explorer.
Quel a été ton chemin du graffiti à une pratique plus institutionnalisée ?
Au départ, rien n’était prévu. Je peignais dans la rue, pour moi, avec des potes. Il n’y avait pas d’objectif, pas de plan de carrière. J’ai vraiment commencé par passion, sur les murs, sans me dire que ça deviendrait un métier. Et puis un jour, j’ai croisé un peintre en lettres en train de travailler sur une façade. Il m’a expliqué son métier, et j’ai eu une révélation. C’était la première fois que je voyais qu’on pouvait vivre d’une pratique liée à l’écriture et au geste, mais dans un cadre légal. J’ai voulu apprendre. J’ai commencé une formation, d’abord à distance, puis dans un CFA, où j’ai aussi découvert la photo, le graphisme, l’histoire de l’art. Ça a élargi mon champ de vision.
Ensuite, avec des amis, on a monté un studio graphique – toujours en gardant l’énergie du graffiti, mais dans un format plus pro. Petit à petit, j’ai bifurqué vers une démarche artistique plus personnelle, en montrant d’abord mon travail réaliste à des galeries. Mais même là, j’ai longtemps gardé le graffiti à part. C’était comme deux mondes séparés.
Petit à petit, j’ai glissé vers d’autres formats : peinture sur toile, expositions, galeries… Mais ça ne s’est pas fait d’un coup. Pendant longtemps, j’ai gardé mes deux univers séparés : le graffiti d’un côté, la peinture plus "propre" de l’autre. Ce n’est que récemment que j’ai réussi à les faire dialoguer. Aujourd’hui, je ne vois plus ça comme une opposition. C’est un chemin. J’ai gardé l’énergie de la rue, mais je l’amène ailleurs.

Comment ton passage par le graphisme a-t-il influencé ton approche artistique ?
Le graphisme m’a appris la rigueur, la composition, le rapport à la commande. Même si ce n’était pas ce qui me faisait vibrer – j’avais du mal avec les contraintes des clients –, j’en ai retiré un vrai sens du design et de la lisibilité. Mais je me suis rendu compte que ce qui m’intéressait vraiment, c’était de proposer des choses qui viennent de moi, pas de répondre à une demande. C’est là que la bascule s’est faite vers une démarche plus libre, plus artistique au sens large.
Au bout d’un moment, j’en ai eu marre de devoir valider des maquettes, de justifier chaque détail. J’avais besoin de retrouver ma voix. Alors j’ai quitté ce cadre pour revenir à quelque chose de plus libre, plus instinctif. Aujourd’hui, je garde le meilleur des deux mondes : la liberté du geste, et l’exigence de composition.
La ville, l’urbanité, le passage du temps… Ce sont des thèmes récurrents chez toi. Comment nourrissent-ils ton inspiration ?
La ville, c’est mon terrain de jeu, mais aussi ma matière première. Je m’organise des sessions de marche à travers la ville pour simplement observer. Je capte des détails que la plupart des gens ne voient plus : un mur abîmé, une affiche déchirée, une trace de rouille. Ce sont des fragments d’histoires, des couches de vécu. J’ai toujours été attiré par ça : ce qui reste, ce qui résiste, ce qui disparaît.
Je ne cherche pas à représenter la ville de façon réaliste. Ce que je veux, c’est traduire sa vibration, son mouvement, son usure. Dans mes toiles, on ne voit pas forcément une rue ou un bâtiment, mais on ressent une densité, une accumulation, un choc entre le brut et le fragile. C’est ça, pour moi, l’urbanité : une matière vivante, en perpétuelle transformation.
Le temps joue un rôle central. Ce qui m’intéresse, ce sont les traces. Une peinture qui s’écaille, une surface grattée, un graffiti effacé… C’est dans ces détails-là que je puise mes compositions. La ville est un palimpseste. Et mon travail, quelque part, c’est d’en révéler les couches.

Quel regard portes-tu sur les réseaux sociaux dans ta pratique artistique, entre visibilité, contraintes et opportunités ?
Les réseaux, c’est à la fois un outil et un piège. Je ne vais pas mentir : ça m’aide énormément à montrer mon travail, à toucher des gens que je ne rencontrerais jamais autrement. Une expo, c’est local, limité dans le temps. Instagram, c’est permanent, c’est mondial. Il y a une forme de liberté dans le fait de pouvoir partager ce que je veux, quand je veux.
Mais il y a aussi une pression. Il faut produire, poster, rester visible… et parfois, ça peut influencer inconsciemment ce qu’on fait. Tu te surprends à choisir une œuvre parce qu’elle "rend bien à l’écran", parce qu’elle va générer des likes. Et ça, c’est dangereux. Ça peut te décaler de ce que tu veux vraiment dire.
Moi, j’essaie de garder une certaine distance. Je montre mon travail, je documente mes recherches, mes installations, mais je ne me raconte pas trop. Ce que je publie, c’est une porte d’entrée, pas le cœur de ma démarche. L’essentiel reste dans l’atelier, dans le rapport à la matière, au temps long. Les réseaux, c’est le reflet — pas le miroir.
Comments