Entretien avec Tarek 2/3
- plumeartist
- 27 sept.
- 6 min de lecture
(suite)
Le street art aujourd’hui
C’est un gros sujet ça : l’art contemporain, les foires d’art, les galeries. Moi je suis clair là-dessus : je suis pour la liberté. La vraie liberté. Si quelqu’un veut se présenter comme « le gars qui a fait le plus de métros sur Terre », bah c’est son problème, pas le mien. Tant mieux pour lui s’il y croit, tant pis pour ceux qui trouvent ça débile. Ce n’est pas à moi de juger.
Le seul truc qui me dérangerait, c’est qu’on vienne me dire : « voilà, je suis en train d’écrire l’histoire officielle du graffiti, et ce mec-là est LA référence », comme si on lui mettait un tampon officiel. Là je dis non. Si une galerie privée raconte des bêtises pour vendre mieux, ce n’est pas mon problème. Mais si on écrit l’histoire officielle du mouvement, il faut être juste.

La récupération par le marché ? C’est la société qui veut ça. La valeur qui compte aujourd’hui, c’est l’argent. T’es un clodo, t’es un clodo génial peut-être… mais t’es un clodo quand même. Si tu ne veux pas être récupéré, tu as deux options : soit tu crées ta propre galerie, tu vends toi-même tes œuvres… soit tu fais un autre métier, et ce que tu peins, tu le vends à des potes ou tu l’offres.
Et puis si cette expérience de la rue t’a permis d’acquérir des compétences d’artiste, pourquoi pas tenter l’aventure de la galerie ? Si ça marche, tant mieux. Si ça ne marche pas… ce n’est pas grave. Normalement tu n’as pas perdu l’envie de peindre dehors.
La récupération, c’est un faux débat. Ceux qui en parlent le plus, c’est souvent ceux qui n’en vivent pas. Moi quand j’en parle avec des potes qui vivent de ça… ils sont contents. Ils vivent de leur art, peignent toute la journée. C’est mieux que bosser sur un chantier ou dans un bureau à la con, non ? Et le soir tu es crevé, tu n’as plus la force de peindre.
Et puis c’est très français comme débat… On adore en France se poser des questions tordues. Résultat : les artistes français qui ont vraiment percé, c’est souvent ceux qui se sont barrés. Ceux qui ne se sont pas pris la tête avec ça, qui ont bossé, qui ont tenté leur chance ailleurs.

Dans l’histoire de l’art du 20e siècle, les plus grands artistes français étaient souvent des étrangers venus à Paris. Ou des Français qui sont partis. L’école de Paris, c’était ça : des mecs de partout. On ne leur disait pas « t’es un vendu ». On regardait leur travail, point. Picasso… il n’était pas français. Mais il a bossé ici.
Bref. La réussite artistique… c’est rare que ça tombe du ciel. Souvent, c’est 10 ans de galère avant de percer. Ceux qui réussissent vite, très vite… souvent, ils ne savent pas gérer, et leur chute est violente. Alors que quand tu as galéré longtemps, tu sais encaisser. Tu n’es pas tombé de si haut. Tu te relèves. Et tu continues. C’est ça qui fait les carrières longues.
Le parcours d’un artiste, c’est comme grimper une montagne… ou marcher dans une forêt escarpée. L’Everest, c’est à la fin de ta vie, pas avant. Normalement.
La peinture dans la rue et en atelier
Peindre dans la rue, légal ou illégal, ça reste de la peinture éphémère, du contexte, du moment. Peindre en atelier, sur toile ou sur panneau, c’est une autre démarche : là, l’œuvre devient pérenne, elle entre dans une logique de conservation, chez un collectionneur ou dans un musée. Ce n’est pas le même rapport.
Et ce n’est pas parce que tu es le king du métro que t’es forcément un bon peintre de galerie. Et inversement : un mec qui n’a jamais peint dans la rue… même s’il expose dans les meilleures galeries de street art, s’il sort dans la rue, il va galérer comme tout le monde au début.

Parce que la rue, c’est autre chose. Il faut gérer les passants, les mecs qui te cassent les pieds, les curieux, les insultes… Il m’est arrivé de peindre pendant des heures avec des types derrière qui te hurlent dessus toute l’après-midi ! Il faut être solide pour supporter ça ou gérer les gars du coin qui viennent te demander si tu ne veux pas leur customiser leur van… Faut savoir leur expliquer calmement, discuter… Et parfois, les mêmes gars te ramènent une photo, un verre d’eau, un gâteau, en te disant « j’adore ce que tu fais » ! C’est ça, peindre dans la rue.
Quand tu es dans ton atelier… le pire truc qui peut t’arriver, c’est ton chat qui saute sur ta toile.
Et puis il y a le côté éphémère : j’ai fait des totems dans la rue… il y en a un qui a été repassé dans la semaine qui a suivi, un autre qui est peut-être encore là. Mais quand je peignais je me disais : soit il tient trois jours, soit trois mois… Peu importe. Ce qui comptait pour moi c'était de l’avoir fait. De m’être amusé à le faire. C’est l’instant qui compte.
Il y en a qui disent : « Mais pourquoi tu ne fais pas ça sur une toile ? C’est beau, c’est dommage, quelqu’un va le recouvrir ! » Bah non… Si je veux que ça dure, je le fais sur toile, en atelier. Mais quand je suis dans la rue, je sais que ça peut disparaître vite. Et ça me va.

Les inspirations
J’ai toujours eu ce goût de l’histoire. Mes premières lectures, très jeune, c’étaient des livres d’histoire. Si j’étais tombé sur des romans ou de la SF à la place, je serais peut-être romancier ou auteur de science-fiction. En parallèle, je lisais énormément de BD. Finalement, quel métier pouvait réunir tout ça ? Scénariste de bande dessinée.
Et comme je dessinais aussi, le graffiti est vite devenu un terrain d’amusement. Puis la peinture est arrivée, avec un rapport différent : peindre, c’est transmettre une partie de soi, de son histoire, de sa vision du monde. Dans la BD, je transmets des idées à travers un récit, mais c’est le dessinateur ou la dessinatrice qui va y mettre sa propre vision. Cette alchimie entre deux sensibilités peut donner un très beau livre. J’ai eu la chance de vivre ça presque à chaque album. Même les projets bancals ont apporté quelque chose — parfois c’était le premier livre d’un auteur qui, depuis, a fait du chemin. Quand on se croise, on sait qu’on a partagé un moment unique : faire un livre ensemble, c’est un moment fort dans une vie.
Mais il n’y a pas que la transmission. Enfant d’immigrés, j’avais besoin de savoir d’où je venais. On vit dans une société amnésique : les Français oublient des pans entiers de leur histoire, et les descendants d’immigrés connaissent mal l’histoire de leurs propres origines. Ça génère des fractures intérieures. Je l’ai constaté avec mes copains d’enfance : leurs familles avaient des passés incroyables — généraux, vice-présidents — mais ici, c’étaient des ouvriers. En Tunisie, j’ai compris que ma famille avait un poids historique : des mosquées à notre nom, une des plus vieilles lignées de Djerba. En creusant, j’ai découvert des choses insoupçonnées.
Comprendre d’où je viens m’a permis de tourner la page. Pas de nostalgie : je vis en France, en 2025. Ce qui compte, c’est l’avenir. L’histoire, elle, sert à empêcher les fantasmes sur un passé qui n’a jamais existé. Mon rôle, c’est de transmettre pour démystifier.
Des livres comme Paris Tonkar ou Vandalisme, ce ne sont pas des livres d’histoire pure. Ce sont des témoignages d’une époque, de la mémoire mise en forme par des textes et des photos. L’histoire, la vraie, reste à écrire — quand on aura plus de recul, plus de monographies. Pour l’instant, il faut garder cette mémoire vivante, surtout celle de 84 à 96. Pourquoi cette borne ? Parce que mes archives s’arrêtent là, et que certains acteurs du mouvement ont décroché à ce moment-là ; enfin parce qu’à partir de 95, je pars deux ans au Moyen-Orient pour le service militaire. Et avant ça, entre 92 et 93, j’étais à l’université à Tunis.
Mon cœur de période, c’est 84-92, avec un prolongement jusqu’en 95 parce que j’étais encore en France par intermittence, à faire des reportages photo. Quand j’interviewe des gens aujourd’hui, je pars toujours de mes propres images. Ensuite, je complète avec des photos personnelles qu’ils acceptent de partager, pour enrichir le récit, offrir d’autres angles. Un livre qui compile juste les photos des autres, ce n’est pas ma démarche. Dans Vandalisme, il y a pas mal d’images d’action qui ne sont pas de moi : je ne pouvais pas être partout. Mais je voulais ce mélange de points de vue.




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