Entretien avec Tarek 1/3
- plumeartist
- 27 sept.
- 9 min de lecture
Dans cet entretien, le touche-à-tout Tarek (street art, BD, photo, ...) se confie sur son parcours et l'évolution du mouvement graffiti depuis les années 80.
La découverte du graffiti
À l'époque, Paris ne ressemblait pas au Paris d'aujourd'hui : le 14e arrondissement était encore très populaire, plein de bâtiments délabrés, de terrains vagues derrière la gare Montparnasse… Un terrain de jeu immense pour les jeunes. Moi, en fait, à l'époque où j'ai commencé, ça n'existait pas le mot "street art". Même le mot "graffiti", je crois qu’on ne l’utilisait pas tellement.
Je ne savais même pas encore que ce que je voyais s’appelait du graffiti. Pour moi, c’était juste des tags, des inscriptions étranges qui traînaient sur les murs. J’habitais à Malakoff, entre la porte de Châtillon et la porte de Vanves. Mais j’ai grandi porte de Vanves, à deux pas de la Petite Ceinture, notamment vers la porte de Brancion.

Sur la Petite Ceinture, je voyais ces inscriptions, ces fresques, mais je ne comprenais pas encore qu'il s'agissait d’une culture en devenir. Je pensais que c’était l'œuvre de punks, de marginaux. À l'époque, dans la rue, on voyait des messages pour Elvis Presley, des slogans racistes… rien qui évoquait l'art ou une forme d’expression créative. Et moi, du haut de mes 14-15 ans, je ne lisais pas des livres d'histoire de l'art. Je ne connaissais pas encore Subway Art, même s’il venait à peine de sortir, en 1984.
Je dessinais beaucoup à l’époque. Avec des copains, on traînait souvent du côté de Châtillon-Montrouge, vers le métro. Il y avait une porte de service en fer, et on s’amusait à y écrire des bêtises. Le métro était un terrain de jeu.
Et puis, fin 85, je pars à Londres. Là-bas, choc total : je découvre le graffiti dans le métro londonien. Des rames, des stations entières peintes, des fresques sur les voies extérieures. Je me rends compte que ça ressemble étrangement à ce que j’avais vu à Paris… sauf qu’ici, c’est beaucoup plus développé, plus osé. Je me mets à prendre des photos. Au lieu de visiter la ville, je passe des heures dans le métro à capturer ces œuvres.
En rentrant, mon regard change : je commence à remarquer le graffiti partout, et surtout, je me mets à en faire. Mais discrètement. Dans ma cité, les gars qui trainaient n’aimaient pas ça. J’ai trouvé d’autres camarades au collège, au lycée. Petit à petit, je me suis entouré de gens qui pratiquaient eux aussi. C'est entre 1986 et 1988 que tout s'est accéléré : rencontres, échanges, découvertes… et surtout la lecture de Spraycan Art et Subway Art qui m’ont littéralement ouvert les yeux. Ces deux livres ont tout déclenché. C’est à ce moment-là que germe l'idée de faire un bouquin à mon tour.

Pour nous, ce n’était pas de l’art, c'était du tag. L’idée de beauté ou d’œuvre d’art n'était pas encore là. On appelait ça « du vandalisme » – d’ailleurs mon deuxième livre s’intitule Vandalisme. Mais pour nous, c'était surtout du jeu, de l’adrénaline, un plaisir interdit. Je pratiquais le handball en compétition au plus haut niveau dans notre catégorie d’âge, donc l’adrénaline, je connaissais déjà. Le graffiti, c’était un autre terrain d’expression.
Je dessinais sur les murs dans le sud de Paris quand je rentrais des entraînements ou de soirées. Pas question de passer mes nuits entières dehors : le sport occupait mes fins de journée et mes week-ends. Certains de mes potes, eux, étaient bien plus obsessionnels. Quand je posais un tag, ils en faisaient 10 000 ! Ils étaient dans une autre logique. Moi, mon obsession, ce n'était pas d'être vu partout, c'était de faire un livre.
Les débuts de l’aventure Paris Tonkar
C’est cette idée de faire un livre qui m’a amené à rencontrer les pionniers du graffiti parisien. En 1989, j’ai commencé à les contacter pour monter ce projet un peu fou : Paris Tonkar. Je voulais faire un Spraycan Art à la française. Sans aucune prétention historique ou documentaire. Juste raconter l'instant. À l'époque, personne n'avait tenté ça jusqu’au bout. Beaucoup avaient commencé, mais abandonné. Quand Paris Tonkar est sorti, dix ans se sont écoulés avant qu’un autre livre du genre voie le jour. Ça montre bien que c'était un pari risqué.
Et il faut dire que je n'étais qu’un jeune lycéen face à des adultes qui avaient déjà leur vie d’artiste, leur appart, leur réseau. Moi, je débarquais en disant : « Salut, je fais un livre ! » Un jeune qui débarque face à des adultes établis. Quand Martha Cooper et Henry Chalfant avaient réalisé Subway Art, ils étaient journalistes, photographes, sociologues… adultes installés face à des jeunes qui peignent dans leur coin. Moi, j’étais assez souvent plus jeune que tous ceux que je photographiais.

Mais certains m'ont fait confiance, Bando le premier. Grâce à lui, beaucoup de portes se sont ouvertes : JonOne, Mode2, Darco… les figures majeures de la scène parisienne. J'ai fait de mon mieux pour être exhaustif, même avec des moyens limités. Paris Tonkar, c’est le reflet de ces contraintes : un projet fait jusqu’au bout de mes forces physiques, financières, matérielles. Quand le livre est sorti, j'étais rincé. Je n'en ai même pas profité pendant 10 ou 15 ans. Mais ce n'est pas grave : la graine était plantée.
Ce livre a vraiment semé quelque chose parce que très tôt, en suivant des graffeurs qui prenaient des risques énormes, je me suis dit : « Fais gaffe, si la police te tombe dessus, ils vont perquisitionner, tout saisir. » Alors je ne participais pas aux actions illégales, je prenais juste les photos. Une fois, j’ai fini en garde à vue parce que j’avais accompagné un graffeur et on s’était fait prendre. Huit heures au poste.
À cette époque que j'ai commencé à peindre sur toile et sur papier, avec des bombes et des poscas. Mes premières œuvres datent de 88-89. J'en ai encore. J’organise ma première exposition en 1992 et je rentre dans le monde de l’art avec quelque chose que je ne voyais pas du tout comme de l’art au départ. Mais quand tu regardes dans Paris Tonkar, tu vois qu’il y a certains murs qui sont de véritables œuvres d’art, des choses exceptionnelles, comme les freestyles de Meo ou de JonOne, les constructions géométriques de Lokiss, les lettrages complètement déments de Darco et Bando.

Avec le recul, je me rends compte que la plupart des graffeurs présents dans le livre sont devenus des artistes reconnus, toujours actifs, moteurs de la scène graffiti européenne. Comme quoi, mon instinct de l'époque n'était pas si mauvais…
La postérité de Paris Tonkar
Avec le temps, Paris Tonkar a pris une place à laquelle je ne m’attendais pas. Ce n'était pas un projet pensé pour durer, pour devenir une référence. C'était juste l'envie d'arrêter le temps, de capter ce moment précis où le graffiti explosait à Paris. Mais les retours, des années plus tard, m'ont prouvé que ce livre avait marqué les esprits bien au-delà de ce que j'avais imaginé.
A l’occasion de l’édition anniversaire de Paris Tonkar, Sowat m’a envoyé un message pour me dire : « Ton livre m'a donné envie de graffer », ça m’a touché. Et il n’est pas le seul. Plein d'artistes m’ont confié que Paris Tonkar leur avait mis le pied à l'étrier, leur avait donné de la confiance pour oser se lancer. Et ça, c’est fou. Parce que moi, à l'époque, je pensais juste faire un livre pour le mouvement, pour les potes, pour notre mémoire. Pas pour changer la vie de qui que ce soit.
Mais c’est aussi une histoire d'objet. À l’époque, un livre imprimé, c’était rare, concret, précieux. Pas comme aujourd’hui où tout circule en ligne, éphémère. Avoir un livre entre les mains, c'était une preuve d’existence. Et ce qui a surpris tout le monde, c’est que ce bouquin est sorti d’abord en France, avant Munich, Berlin, Amsterdam ou Londres. Ils n’en revenaient pas : « Comment ça ? Les Français sortent un livre de graffiti avant nous ? » C’était improbable. Et pourtant, c’est arrivé.

Il faut dire qu'à Paris, les choses allaient vite. Les influences voyageaient. Le style new-yorkais était là, bien sûr, mais on le mélangeait avec autre chose, une manière européenne de voir les choses. Plus abstraite, plus expérimentale. Bando, Lokiss, … Ils avaient déjà un discours artistique, esthétique. Pas juste une logique de vandale !
Quand je revois Paris Tonkar aujourd’hui, je me rends compte que c’était plus qu’un recueil de photos : c’était une photographie sociale, un portrait de la jeunesse de l'époque, de ses révoltes, de ses envies de liberté. Les terrains vagues, les entrepôts désaffectés, les friches… Ce n'était pas juste des supports, c'était notre monde.
Et puis il y a eu l’évolution des artistes eux-mêmes. Certains ont percé dans l’art contemporain, d’autres sont restés fidèles à la rue. Moi, j’ai toujours oscillé entre les deux. J’ai continué à écrire, à peindre, à documenter. Parce que pour moi, le graffiti, c’est d'abord un langage, une façon de dire le monde. Un acte libre, imprévu, joyeux parfois, violent aussi. Mais surtout vital.
Aujourd'hui encore, je croise des jeunes qui découvrent le livre par hasard, sur une brocante, dans une librairie d’occasion, et qui me disent : « Ce bouquin, c’est un monument. » Ça me fait sourire. Parce qu’à l’origine, c'était juste un pari de gamin. Un pari un peu fou, mais qui a tenu debout.
Montrer les origines du graffiti en France
Quand j’ai fini Paris Tonkar, j’avais déjà envie de faire une suite. J’avais trop d’images, trop de matière que je n’avais pas pu utiliser. Avec Florent Massot, mon éditeur historique, on est restés liés. Quand on a fait le crowdfunding pour Paris Tonkar, on a senti l’envie des lecteurs d’aller plus loin. Alors on a proposé un deuxième livre. Et très vite on a compris que le format souple qu’on envisageait au départ serait frustrant : il fallait un vrai livre, solide, aussi dense que le premier.
Et pourtant, même avec Vandalisme, qui est sorti en mai, j’ai dû laisser de côté des centaines de photos. J’aurais pu doubler chaque chapitre. Il reste des tonnes d’histoires à raconter. C’est pour ça qu’on réfléchit à un Vandalisme 2. Un projet financé sans subventions publiques — on ne compte pas sur l’État ou les institutions culturelles, vu notre ton, notre liberté éditoriale. Mais si un mécène se manifeste, on est prêts.

Avec Violaine Pondard, avec qui j’ai sorti Entretiens à l’Atelier, je parle aussi de ce parcours — pas pour me raconter, mais parce que les histoires d’artistes expliquent des méthodes, des mécanismes. J’ai appris des choses essentielles en lisant les biographies de Coppola, Spielberg… Des détails qui m’ont servi dans ma propre manière de travailler. Spielberg est l’exemple parfait de l’artiste complet : capable de passer d’un divertissement total à un film historique majeur. Cette polyvalence m’inspire.
Et c’est cette approche que je veux transmettre dans mes livres : montrer l’envers du décor, expliquer les choix, les codes, les signes — même ceux que les artistes n’assument pas toujours consciemment. Parce qu’au fond, le graffiti, c’est bien plus qu’un dessin sur un mur : c’est une expression ancienne, universelle, indomptable.
De plus, ce que je veux vraiment, c’est transmettre tout ce que j’ai en archives, à travers des livres. Ce serait pour laisser une matière, pour que quelqu’un, plus tard, puisse s’en saisir et écrire un chapitre, un reportage, un documentaire. La naissance de la scène graffiti française, par exemple – ça me va très bien comme projet.
Mais l’historien du graffiti, ce ne sera pas moi. Ça doit être quelqu’un d’autre, dans dix ans peut-être, pas avant. Parce qu'on est encore dedans, c’est trop tôt. Il faudra déjà faire l’histoire du graffiti américain avant de bien faire celle de l’Europe. Et puis c’est tellement dur de classer, de catégoriser… Même moi, en dressant la liste des crews pour Paris Tonkar, j’ai fait des erreurs. Tu es persuadé qu’un nom était bien celui d’un crew, mais non – parfois c’était juste un blaze que t’as vu une fois, ça t’est resté dans la tête. L’erreur est inhérente à la mémoire. Dans l’Histoire, on recoupe, on vérifie. Dans la mémoire, il y a forcément des trous, des imprécisions. Mais ça ne change rien : les photos, elles, sont vraies. Pas des tags d’aujourd’hui retouchés, non : des trucs d’époque.
Dans le premier Vandalisme, j'ai peu parlé de certains sujets lourds : la répression, les jeunes en prison pour graff, la violence, la drogue… Ce sera pour Vandalisme 2, j’aimerais l’aborder. Parce que bon… on a mis des gamins en tôle pour avoir peint des murs, alors qu'il y a des pédophiles à peine sanctionnés. Ça fait réfléchir, non ?
Il y a la question des femmes dans le graffiti français. Pourquoi il n’y a pas eu ici l’équivalent d’une Lady Pink américaine ? Pourtant il y avait des filles. Pourquoi n’ont-elles pas explosé comme aux États-Unis ? Miss.Tic – paix à son âme – elle faisait du pochoir, très politisé, très féministe… Solitaire aussi. Elle a marqué les esprits. Quand elle est décédée, j’ai vu l’impact énorme que ça a eu. Elle dépassait largement le cadre du pochoir ou du street art.
Ça, j’en parlerai. C’est sûr.




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