Entretien avec Tarek 3/3
- plumeartist
- 27 sept.
- 7 min de lecture
(suite et fin)
Le processus de création
Ce que je dis souvent, c’est que la création, ce n’est pas un truc simple ou éthéré, une illumination magique qui tomberait du ciel. C’est un truc extrêmement complexe, et on oublie trop souvent l’aspect matériel. Tu as beau avoir des idées géniales, si tu crèves la dalle, si tu es préoccupé par comment tu vas bouffer demain, tu ne peux pas créer correctement. Ce n’est pas vrai. Il faut déjà avoir un minimum de sécurité pour dégager l’esprit. Mais à l’inverse, si tu vis dans une opulence totale, irréelle, si tu es coupé des réalités, ce n’est pas mieux. Ça bloque aussi. C’est comme les combattants de MMA : faut avoir la dalle pour réussir. Pas forcément littéralement, mais une forme de faim, de manque, de tension intérieure. Si tu ne l’as pas, tu n’as pas l’énergie de tout arracher. D’ailleurs, on n’a jamais vu un fils de milliardaire devenir champion du monde de MMA... Peut-être en escrime, mais pas dans la cage.
C’est pareil dans l’art. Je le vois bien. Des artistes, hommes ou femmes, issus de milieux très favorisés, y en a plein. Ils ont toutes les facilités pour intégrer certaines galeries, pour se payer les meilleures écoles. Mais esthétiquement ? C’est rarement exceptionnel. Pas nul, non. Mais pas meilleur qu’un autre qui aurait pu être à leur place sans ces facilités. Et parce qu’ils ne sont pas exceptionnels, parce qu’ils n’ont pas cette rage qui te fait tenir quand tout va mal, ils lâchent vite l’affaire. Ils peuvent faire autre chose, rebondir ailleurs. Ils n’ont pas cette nécessité vitale qui pousse à ne pas lâcher, parce que tu n’as pas de filet. Quand tu es un Bulgare — pour reprendre l’expression — tu fonces, parce que tu n’as pas le choix. Tu t’éclates peut-être en chemin, mais tu continues.
Et ça rejoint la question de l’urban art aujourd’hui. Je pense qu’on est à un moment de redistribution des cartes. Les enjeux économiques grossissent autour de l’art urbain. Mais même si tu n’es pas encore connu, ta place existe. Elle est là. C’est à toi d’ouvrir la bonne porte, au bon moment. Et là, tu la prends.

Mais on est dans une époque bizarre aussi. Tout bascule dans le numérique. Les galeries aussi. Et ils ont sorti ce gadget infâme qu’étaient les NFT. Quelle merde ! Franchement. Je n’ai jamais autant reçu de mails de galeries qui voulaient que je transforme mon art en NFT. Je leur disais : "Mais j’en ai rien à foutre." Ils insistaient : "Oui mais ce serait bien pour vous..." Non, merci. Je n’ai pas envie. Je préfère rester dans le physique, le réel. Et ce choix, je l’ai assumé dès le départ.
C’est aussi une question de crédibilité. Il y en a qui ont acheté du vide, littéralement rien. Tu te rappelles cette histoire ? Un mec a acheté du rien. Comme l’autre qui avait scotché une banane au mur pour 300 000 euros... et qui l’a bouffée. Voilà où on en est. Mais moi, ce qui restera, ce sont des toiles, des œuvres réelles. Un patrimoine. Des livres, des dessins, des peintures. District 13 ou Urban Art Fair permettent ça : une visibilité physique. Pas juste des pixels.
Alors oui, certains crachent là-dessus. Mais souvent, ce sont ceux qui ne font rien. Qui trouvent des excuses. D’ailleurs, dans mon bouquin Vandalisme, la première citation c’est un proverbe arabe : "Celui qui veut faire quelque chose trouve un moyen, celui qui ne veut rien faire trouve une excuse." C’est ça. Il faut faire des choses. Les critiques sur ce genre d’événements ? Souvent des postures de leur époque. Les organisateurs, eux, ils viennent du monde de l’art. Ce n’est pas Sony ou le PSG qui organisent ça.

En France, on pose trop souvent les mauvaises questions. Et à force de poser les mauvaises questions, on en arrive à de mauvais diagnostics. Qui amènent encore plus de mauvaises questions. Si tu définis mal un problème, comment veux-tu le résoudre ?
Et pourtant, il y a un truc indéniable : en France, il y a énormément de créateurs. Je n’ai jamais vu autant de jeunes avec des idées brillantes. Je bosse avec plein d’entre eux. Des idées, des concepts géniaux... mais un gros souci de courage. Pas de ténacité. Dès que c’est dur, ils lâchent. Pas de niaque. Pas de vision sur le long terme. Et pourtant ils débordent de fraîcheur et d’imagination.
Il faut travailler avec eux. Nous on a la vision, eux ils ont les idées neuves. La combinaison des deux peut donner de belles choses. Mais ça dure rarement, parce qu’ils ne tiennent pas sur la longueur. Demain, est-ce qu’un nouveau Picasso, un nouveau Rembrandt peut émerger de cette génération ? Franchement, j’en doute. Ils n’ont plus cette vision sur 40 ans, 50 ans. Les grandes boîtes non plus d’ailleurs. Tout est court terme maintenant. Or si tu veux durer, faut viser très loin, très longtemps. Où veux-tu aller ? Si tu ne sais pas, tu t’arrêteras en route. Pas de destination, pas de cohérence.
Mais on pardonne ça à un artiste. Lui, il peut être incohérent. Sa vie n’engage que lui. Sa folie peut même engendrer de la beauté. Un politique, non. Son incohérence, elle impacte des vies. Mais l’artiste peut être fou et visionnaire à la fois. Je connais des gens complètement barrés, mais avec une vraie vision sur le long terme.
Je pense à un pote auteur de BD. Dans son atelier, il y avait de quoi publier 100 ou 200 bouquins. Des piles de planches. Mais il s’en foutait de publier. Il faisait des mini-tirages photocopiés pour Angoulême ou Saint-Malo, 10 ou 20 exemplaires. C’était son trip : dessiner. Publier ? Rien à battre. Il vivait de petits boulots, il n’avait pas besoin de plus. Sa folie c’était son moteur. Peut-être qu’un jour, il va rencontrer quelqu’un, une fille, un chat qui lui parle... et il publiera tout. Ou pas.

C’est comme certains graffeurs. Ils ont tout donné pendant dix ans : 200, 300 wagons. Puis ils ont arrêté. Changé de vie. Famille, santé, amendes... La vie prend le dessus. Et ils arrêtent là, même s’ils auraient pu continuer.
Moi, c’était l’adrénaline. J’ai remplacé le graff par les voyages. Moyen-Orient, Afrique, quartiers louches de Toronto ou du Bronx, Algérie pendant la guerre civile, Turquie à la frontière kurde. Là où on tirait à coup de canon. J’ai pris des photos dans des zones où l’ambiance était... tendue. Mais j’aimais ça. J’étais bien accueilli, parfois les hommes étaient armés autour de moi, mais toujours bien reçu. En Jordanie, je me suis retrouvé au milieu d’une rixe entre tribus, arsenal militaire sorti, mitrailleuses pointées sur le café où j’étais. On n’a pas bougé pendant une heure. Grosse montée d’adrénaline.
Le danger, la peur, l’adrénaline... chacun vit ça à sa manière. Pour certains, la simple vie est déjà un risque énorme.
L’art dans le monde actuel
La complexité du monde d’aujourd’hui fait que l’art est plus essentiel que jamais. Parce que l’art, c’est le seul langage qui parle à tout le monde, mais différemment à chacun. Il touche toutes les sensibilités, tous les imaginaires, sans distinction d’origine ou de culture. Et le street art, en particulier, traverse toutes les frontières : il parle à des gens très différents, là où l’impressionnisme, par exemple, n’aurait jamais touché un Camerounais au XIXe siècle.
Regarde les graffeurs qui utilisent l’alphabet arabe comme El Seed, ou ceux qui peignent en cyrillique en Russie. Partout, les artistes intègrent leur propre écriture, leur propre langue visuelle, et pourtant même quelqu’un qui ne sait pas lire ces lettres peut être touché. Parce que c’est esthétique, c’est beau. C’est aussi ça, la mondialisation : le graffiti est probablement l’un des rares arts mondialisés, un vrai langage universel.

Et ce besoin de dessiner sur les murs, ce n’est pas nouveau. C’est inscrit en nous depuis l’art pariétal. Je suis passionné par ce sujet : j’ai visité des grottes néolithiques en Jordanie avec des scènes de chasse semblables à Lascaux. Là-bas, le climat désertique a parfaitement préservé les dessins. Ces représentations avaient sans doute une valeur magique ou religieuse. Jusqu’au XIXe siècle, art et religion étaient presque indissociables. Aujourd’hui, l’art est devenu profane, mais ce lien ancien ne disparaît pas totalement : il continue d’agir, inconsciemment.
C’est fascinant, cette charge symbolique qui persiste. Les couleurs, par exemple, touchent l’inconscient. L’alchimie médiévale l’avait compris : noir, blanc, rouge… Ces trois couleurs reviennent toujours, c’est une combinaison directement empruntée à l’imaginaire collectif. Le cerveau humain réagit à des symboles vieux de plusieurs millénaires, même si on ne comprend plus leur sens d’origine.
Avant, les églises étaient peintes de couleurs vives. Chaque animal, chaque forme, chaque teinte signifiait quelque chose : le lion, le corbeau… On a perdu cette lecture instinctive des symboles. Mais les artistes y reviennent parfois sans le savoir : je connais des graffeurs qui choisissent des couleurs ou des formes « parce que ça leur parle », sans réaliser que ces choix activent des couches profondes de l’inconscient collectif.

Quand je dessine, je joue avec ça. Si je veux qu’une série touche un certain public, j’utilise des codes précis. Les couleurs alchimiques fonctionnent toujours. C’est universel. C’est pour ça que dans la série Vikings, on voit souvent le corbeau : animal chargé de symboles. Pareil dans Twin Peaks — David Lynch était peintre avant d’être cinéaste, il savait ce qu’il faisait avec les couleurs et les symboles.
Le graffiti parle aussi à une pulsion primaire : celle de laisser une trace. Depuis le Néolithique, les hommes gribouillent sur les murs pour dire « je suis passé par là ». À côté des fresques de chasse en Jordanie, il y a des graffitis arabes du Moyen Âge, et même des inscriptions de soldats anglais, français, sénégalais de la Première Guerre mondiale. Même Lawrence d’Arabie est passé par là ! Pareil à Baalbek ou à Pompéi, où on retrouve des graffitis érotiques. C’est humain, viscéral.
Et à New York, les premiers tagueurs ont compris qu’ils pouvaient amplifier cette trace, rendre leur nom plus visible, plus gros. C’est devenu du lettrage, puis du graffiti. C’est comme ça que tout a commencé.




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